Posté le 15.10.2019 à 12h00
L’univers Bellocchio se dessine au cœur de la famille : celle du cercle intime, et, celle plus collective qui compose le peuple d’un pays, l’Italie.
Un monde aux yeux cernés
Le cinéma de Marco Bellocchio, c’est un chant subversif qui surgit dans un premier film Les Poings dans les poches (1965), et révèle le cinéaste comme le grand poète de la névrose familiale, celle qui prospère dans des intérieurs mités par une bourgeoisie épaisse. Les héros aux yeux cernés et à la peau trop blanche des Les Poings dans les poches n’en peuvent plus de se réfugier au creux d’oreillers hâves dans des chambres mal aérées. Avec un art du détail unique, Bellocchio développe un cinéma sensoriel du toucher au milieu d’une famille à l’atavisme dégénéré. On mord doucement l’épaule habillée d’un homme, on sort du sommeil un corps jeune et empêtré, comme autant de gestes qui échouent à être salvateurs. Et tout à coup, les héros jeunes, mais pourtant fanés du film, s’agitent lors d’une séquence de chasse fantastique, parce que Bellocchio a cette idée de génie de la tourner de nuit, comme une cérémonie surprenante où la vie en famille est un combat mortel.
Un monde de prodiges
Bellocchio s’intéresse à la famille jusqu’à se poser la question de l’intériorité collective, celle du peuple italien. Il en retient ses grands traumatismes : l’assassinat d’Aldo Moro en 1978 dans Buongiorno, notte (2003), l’avènement de Mussolini en 1915 avec Vincere (2009). Obsédé par l’organique aspect des choses, le cinéaste déjoue les clichés des œuvres historiques, en restituant la psyché italienne à travers les yeux de femmes impliquées : Ida Dasler, l’épouse secrète du Duce, et Chiara, terroriste des Brigades Rouges. Face à ces regards féminins, des hommes révèlent leur puissance. Elle est morale quand Moro alors prisonnier, déclare à ses bourreaux : Je dois trouver le mot qui va droit au cœur. Il y en a un. Pas deux. Elle est infâme quand il s’agit de Mussollini qui prononce ses discours avec les poings. Et là encore il est question de cérémonies, celle d’un peuple habité par la religion et la politique, en procession vers le fascisme. Ou celle d’un ascenseur ouvert devant des italiens stupéfaits d’y lire le sigle anarchique des Brigades Rouges, tracé avec du sang. Ce monde de cauchemars nimbés de musiques et de vibrations inquiétantes, les films du très inspiré Bellocchio l’exorcisent en s’y plongeant totalement comme on plonge dans une immense aventure.
Virginie Apiou